Ioana Violet

Interview de Ioana Violet

Paru le 29 septembre 2019 dans le journal Cotidianul
par Irina Dimiu

Établie en France depuis 30 ans, Ioana Ghenciulescu Violet n’a pas rompu les liens avec la Roumanie, où elle a publié un livre et donne des cours sur l’art-thérapie. Dans une interview accordée exclusivement à cotidianul.ro, Ioana Ghenciulescu Violet, peintre, restauratrice, parle de l’art-thérapie, une spécialité peu connue chez nous.

Pourquoi votre livre s’appelle-t-il « À l’épreuve du labyrinthe » ?

IV : J’ai emprunté ce titre à Mircea Eliade, plus précisément à un livre d’entretiens accordés par Mircea Eliade à Henri Roquet, qui à travers ce thème du labyrinthe, aborde le passage entre la vie et la mort ou le passage de l’enfance à l’adolescence. Dans les sociétés archaïques (crétoise, minoïque), l’un des rites était la déambulation dans un labyrinthe. Le Minotaure est une légende, mais il évoque aussi un rituel. Pour les Aborigènes d’Australie et de la Nouvelle-Zélande (Maoris), ce rituel existe toujours. II consiste a traverser un labyrinthe, en baissant la tête et dans des conditions d’obscurité totale. C’est un rite d’initiation qui se résume au fait que si vous en sortez vivant, vous serez transformé mentalement et physiquement.

Dans la première partie du livre, je souligne l’importance historique du labyrinthe en général. Dans la seconde, je parle d’un labyrinthe des sens, que j’utilise comme médiateur thérapeutique. Le livre comporte également en deux sous-titres: la danse et les beaux-arts, « matières » avec lesquelles je travaille et les rôles actantiels qui font référence à la structure du labyrinthe, ce dispositif, qui est en fait une installation performative. Chaque lecteur peut être sensible à l’un de ces aspects. Certains me posent des questions sur le labyrinthe, d’autres sont curieux du titre, d’autres s’intéressent aux sens ou au lien avec la danse.

On peut dire que la « peur » est l’un des éléments utilisés dans ce dispositif. L’angoisse n’est pas liée qu’aux aspects physiques qui existeraient dans un tel lieu, à des sensations plus ou moins agréables, cet état fait plutôt penser à la peur de la mort.

Comment êtes-vous venue à vous spécialiser en art-thérapie? C’était quelque chose de nouveau, à la mode? Vous ressentiez le besoin d’une thérapie pour vous-même, en tant qu’émigrée? Vous vouliez fusionner vos précédentes étapes professionnelles : artistique, didactique et muséale?

IV : Bien sûr, les expériences que j’ai eues ont à voir avec mon choix. Pendant trois ans, en tant que professeure de dessin dans la ville de Slatina, j’ai travaillé avec des centaines d’enfants que j’ai trouvés fantastiques et qui selon moi avaient un grand potentiel. Ces enfants étaient beaucoup plus libres dans leurs d’expressions quand nous contournions les sujets imposés (par le régime). Je voulais leur donner plus que ce que j’étais obligée d’enseigner.

J’avais remarqué que pour exprimer des choses catastrophiques ils mettaient en œuvre une force décuplée. Je me suis demandé d’où surgissait cette colère, cette peur ? Un jour je leur ai proposé d’illustrer « Ma famille en l’an 2000 », un thème qui me paraissait optimiste.  – Nous étions alors  dans les années 80 – Je leur ai suggéré cela  pensant retrouver dans leurs dessins des façons inouïes « de voler dans l’espace». Bien qu’ils aient vu des films avec des navettes spatiales, ce qu’ils me montraient était plutôt des images liées aux soucis du quotidien, chargées à la fois de rire et de chagrin, comme des caricatures.

Tout cela se passait dans la ville de Slatina, d’où Eugène Ionesco était originaire. Cette coïncidence m’a incité a chercher des associations fortuites et drôles, à imaginer quelque chose lié à l’art, car j’ai toujours été obsédée par l’idée de traduire les situations d’une manière créative.

J’avais pour ma part quitté l’école allemande pour aller à l’Ecole des Beaux Arts de Bucarest, mais j’aurais désiré faire aussi du théâtre et de la danse. Évidemment, ce vœu ne pouvait être réalisé. À ce moment-là déjà, je me demandais pourquoi cela n’était pas possible ? En dehors de la profession d’actrice, chanteuse, danseuse je voulais également devenir psychologue. Bien sûr, ce dernier domaine n’était pas trop « commode » non plus, à l’époque. La Faculté de psychologie avait été mise sur la touche à la suite de la « l’affaire » de la méditation transcendantale*.

La psychologie, le yoga, tout ce qui me plaisait, m’était alors interdit. Je connaissais des artistes comme les « Perjovschi », qui pratiquaient l’art conceptuel, mais cette forme  aussi a été officialisée seulement après les années 1990.

Vous êtes  partie pour la France en 1990, qu’avez-vous fait là-bas durant les premières années?

IV : Évidemment, je voulais essayer tout sorte de formes artistiques quand je suis arrivée en France, mais n’ayant pas pu accéder à des cercles de « performers », du premier coup j’ai continué mes études d’abord par une Maîtrise en restauration d’œuvres d’art à la Sorbonne. Avec en poche un diplôme de restaurateur des Musées de France, (assez rare à l’époque), j’ai vite compris que ce travail solitaire dans un l’atelier, à  utiliser des solvants souvent toxiques, n’était pas une bonne formule pour moi. J’avais de jeunes enfants à l’époque et je voulais une activité entourée de gens, d’enfants en particulier. Alors j’ai ouvert des cours d’art pour enfants dans mon propre atelier et ensuite je me suis inscrite à l’INECAT (l’institut d’art-thérapie), pour un diplôme (de maitrise).

Durant mes études d’art-thérapie, on m’a suggéré de trouver une spécialité dans « un art que je ne connaissais pas« . La formation était considérée comme un processus par lequel vous expérimentiez vous-même un cycle thérapeutique, parmi un groupe d’étudiants. J’ai compris que vouloir suivre cette formation dans un art dont je maitrisais les subtilités techniques (la peinture dans mon cas) pouvait ne pas s’avérer thérapeutique. En effet, derrière ce genre d’automatismes, vous pouvez vous cacher, sans vraiment révéler vos faiblesses. La thérapie signifie notamment de travailler avec nos propres failles. On m’a proposé alors le choix entre le théâtre, l’écriture, la danse et la musique. J’ai choisi la danse, une expression artistique non verbale, qui me convenait mieux. Laura Shelleen (chorégraphe américaine reconnue), ainsi qu’un danseur japonais de Buto furent parmi mes premiers guides. L’année suivante, durant le cycle de formation intitulé : «La création en tant que processus de transformation», j’ai rencontré plusieurs formes artistiques et divers intervenants : un clown belge, un mime turc sourd-muet (dessinateur et photographe). Ensuite, le théâtre de marionnettes, que j’ai trouvé  le plus difficile car vous entrez par votre propre corps dans un autre corps. Une expérience unique !

Intéressant ! Au-delà de ces cours ou expériences artistiques, avez-vous eu des contacts avec la psychothérapie?

IV : C’est le cas en effet. Pour être admise dans le cursus, il était conseillé d’avoir soi-même suivi une psychothérapie. Avant d’obtenir le diplôme, huit cent heures de pratique à l’hôpital étaient également requises. Une des difficultés était déjà l’admission en tant que stagiaire dans un hôpital psychiatrique. J’ai été accepté à l’Hôpital Sainte Anne, aux urgences psychiatriques, pour adultes. C’était il y a environ 17 ans et à l’époque on fumait partout dans les couloirs. Les patients, les médecins et les infirmières fumaient. Ça avait l’air assez étrange, travailler avec ces patients était extrêmement difficile car beaucoup d’entre eux  étaient sous camisole chimique. Cependant, j’ai découvert le travail complexe qui est celui d’infirmier en psychiatrie, pratiqué par des personnes extraordinaires, avec beaucoup de connaissances et qui maintiennent une vraie relation avec les patients de leur service. L’autre stage qui m’a marqué est celui de l’Hôpital Necker pour enfants où j’ai rencontré des enfants hospitalisés pour des maladies graves, y compris le cancer. J’ai pu poursuivre un travail dans les Centres de jour pour enfants de Sainte Anne, ou dans la section d’adolescents avec des tentatives de suicide. Parallèlement, je participais à des ateliers aves des personnes porteuses de handicap, au sein de la compagnie  « Danse avec les roues », avec laquelle je travaille encore aujourd’hui.

 Et comment cela se passait-il exactement? Vous voyiez le patient et ensuite?

IV : Non, on ne voyait pas toujours le patient seul à seul. J’ai plutôt travaillé avec des groupes dans des ateliers de « médiation artistique », une pratique assez courante dans des hôpitaux psychiatriques. Il est de coutume de faire appel à une équipe qui dénombre psychiatres, psychologues, art-thérapeutes. Lors de leur admission, comme dans le cas des adolescents (avec TSF)*, diverses activités sont proposées et notamment des ateliers d’art-thérapie. Je donnais un atelier par semaine.

Que pensez-vous de la société roumaine? Est-elle en bonne santé, malade, en train de tomber malade?

IV : Ce que j’avais espéré et qui ne s’est pas réalisé, était pour les roumains, de ne pas répéter les erreurs commises par les pays occidentaux, c’est-à-dire une urbanisation excessive, les déforestations sauvages et un développement exagéré du parc de voitures au détriment des espaces pour piétons. J’ajouterais encore le bétonnage des plages, l’agriculture menant à  l’ingestion de trop de pesticides ou d’aliments génétiquement modifiés. Toutes ces choses, nous aurions pu les éviter, car nous savons maintenant qu’ils ont des effets négatifs. J’aurais rêvé que la Roumanie passe directement aux nouvelles technologies.

Autant que je sache, vous ne vous êtes pas contentée d’une contemplation attristée, de loin, mais vous avez créé une association …

IV : Nous avons créé l’Association Artees, en 2000 dans le but de créer un Musée pour enfants en Roumanie. Tout le monde a bondi, pensant que cette notion « musée pour enfants »  était complétement absurde, car dans l’acception générale « on n’enferme pas l’enfance dans un Musée« . Bien sûr, je ne pensais pas à « une enfance momifiée dans un Musée, avec des étiquettes explicatives« . Depuis lors, dans le monde entier, de nombreux programmes ont été créés pour les enfants, en particulier pour ceux qui n’ont pas accès à un Musée … cette initiative paraissait totalement inappropriée à ce moment là en Roumanie. En attendant, nous avons commencé à réaliser des projets ponctuels. La Roumanie n’étant pas membre de l’Union Européenne à cette époque, il n’y avait pas de financement, non plus. Nous avons d’abord collaboré avec d’autres institutions éducatives comme le concours « Kangourou », avec des ateliers parallèles de sciences et d’art. Par la suite, en bénéficiant du soutien de l’UE les projets ont pris de l’ampleur. Au fil des ans, nous avons collaboré avec MȚR (Musée du Paysan Roumain), l’Institut Culturel Roumain, etc.

Pour en revenir au livre, vous rapportez ici les expériences effectuées dans le labyrinthe. Pourquoi surviennent-elles surtout dans l’obscurité ou avec les yeux bandés?

IV : Les invités à la représentation ont généralement les yeux bandés tout le long du parcours du labyrinthe des sens, car si nous excluons la vue, qui est l’un des principaux sens, les autres sens sont exacerbés. Dans le monde contemporain des téléphones mobiles, la « vue », « l’audition », ont tendance à être sur-stimulées. Par ricoché les autres sens comme : l’odorat, le toucher et le goût se retrouvent en second plan. Dans mes dispositifs labyrinthiques, les sens apparaissent comme des vecteurs qui donnent un sens au parcours de celui qui traverse le labyrinthe. En général, je travaille avec une équipe « d’acteurs, bâtisseurs du labyrinthe ». Il s’agit donc d’une création collective, difficile à détailler ici, mais au final, les acteurs font appel aux sens, pour les visiteurs, et les visiteurs utilisent leurs sens pour s’orienter, comprendre ce qui se passe avec eux ou pour imaginer quelque chose. J’insisterais ici sur les goûts et les odeurs – car nous sommes moins habitués à y faire appel dans le domaine de l’art – bien qu’ils soient, en réalité, notre principale capital pour la reconstruction de souvenirs.

 Des Madeleines Proustiennes!

IV : Oui, les madeleines de Proust ne sont pas juste « une image de style », – des recherches neurologiques en cours ont prouvée leur importance – Par exemple, les enfants qui se détendent au contact d’un vêtement imprégné de l’odeur de leur mère. La même chose fonctionne avec les chats ou les chiens. Deuxièmement, les sens sont des vecteurs fantastiques d’imagination et de mémoire. Par exemple, les patients atteints de la maladie d’Alzheimer ne peuvent parfois pas avoir accès à des souvenirs, mais ces très vieux souvenirs sont enregistrés quelque part. Certains environnements  sensoriels facilitent le retour dans ce lieu connu qui est resté imprégné dans l’esprit.

Comment pourrait-on créer l’odeur d’une vieille maison bombardée, par exemple?

IV : Vous n’avez même pas besoin de reconstruire les choses à l’identique. Pas besoin de recréer le décor original. On m’a demandé une telle expérience du labyrinthe sensoriel dans une EHPAD (unité de soins pour personnes âgées). J’ai suggéré la création d’un atelier inspiré du travail d’Anselm Kiefer. Cet important artiste contemporain crée dans son très grand atelier des installations fabuleuses avec toutes sortes d’objets anciens, de matériaux rouillés ou pourris, un espace où vous avez le sentiment d’être perdu. Il est facile de comprendre que mon projet n’a pas été accepté, même si je l’avais réduit à l’échelle et pas mal « stérilisé », à mon avis. On m’a suggéré de présenter cet environnement plutôt sur un i-Pad et pour les odeurs, de « vaporiser des huiles essentielles ». J’ai refusé. J’utilise l’i-pad avec les bénéficiaires seulement pour enregistrer la documentation post-performance. Quand aux les « huiles essentielles », je trouve que dans ce contexte leur impact est trop faible,  pour donner l’illusion d’une atmosphère avec de la nourriture, des odeurs, des objets réels. Il se trouve que j’ai réalisé le projet dans une autre EHPAD, grandeur nature, avec un grand succès. Parfois, je cherche à être inspirée par un lieu pour y créer des labyrinthes. Sur un thème donné les acteurs choisis pour construire le labyrinthe des sens font des « propositions sensorielles » qui leur semblent attractives et qui réveillent certains souvenirs. Ensuite, nous construisons une histoire (une narration) qui pourrait sembler familière à d’autres. Les visiteurs, invités à traverser ces lieux ne reconnaissent pas nécessairement notre histoire, mais brodent leur propre récit en rencontrant notre création collective – ceci parce que nous avons tous une réminiscence (liée soit à un parfum « de cannelle », à une tarte « aux pommes » ou à je ne sais quoi). Des histoires similaires, mais pas identiques.

La psychothérapie est également « réapparue » en Roumanie depuis un certain temps et le monde a accepté de ne pas consulter un psychothérapeute une fois ou deux fois, mais pour une période plus longue. Si vous optez pour l’art-thérapie, est-ce la même chose ? Ou bien, cela déclenche-t-il le besoin d’ y aller périodiquement? Quel est l’intervalle durant lequel de tels événements peuvent être organisés?

IV : Il y a là quelques précisions à fournir. Le labyrinthe des sens, perçu comme une installation performative et son organisation prennent un certain temps. Le labyrinthe des sens à visée thérapeutique (au sens d’une médiation artistique) ne peut être construit à tout moment, n’importe où, ni tous les jours. Mais vous pouvez travailler ses éléments avec une personne en thérapie, un groupe de préférence. Bien sûr, si vous allez au théâtre ou à un spectacle d’opéra, vous vous exposez à une émotion artistique, mais cela ne fait pas de ses évènements une thérapie. Celui qui, par le contact avec l’art, contribue à l’acte thérapeutique est l’art-thérapeute. Il valide l’art-thérapie. Sinon, c’est juste une expression artistique. L’art thérapeute vous donne la clé avec laquelle vous devez aller plus loin et l’utilisation de ce que vous avez découvert sur vous-même à cette occasion. Il peut vous guider, c’est pourquoi j’ai utilisé le symbole du labyrinthe et du fil d’Ariane, car le thérapeute est une sorte de guide. Il vous conduit, mais vous y allez seul et vous êtes celui qui vit cette expérience. Il ne vous tient pas la main tout le temps, il vous indique tout simplement la route et vous aide à vous en sortir.

l’ITW en roumain

lien vers l’article

À l’épreuve du labyrinthe, Éditions Ratio et Revelatio

Art et Art-thérapie